L’expérience photographique menée dans le cadre d’un univers hospitalier est l’héritière d’une longue tradition des relations entre l’art et la médecine. Dès les premières années de l’invention de la photographie, au milieu du 19e siècle, les médecins s’intéressent aux connaissances que l’enregistrement d’une image du patient peut produire. Celui-ci s’est donc parfois transformé en un modèle comme il aurait pu le faire pour un artiste. L’expérience la plus célèbre dans le domaine est celle menée par le docteur Guillaume Duchenne de Boulogne. Il apprend la photographie auprès d’Adrien Tournachon (le frère de Nadar) et étudie par le portrait l’expression de la physionomie humaine. Nombre de ses patients deviennent ainsi les acteurs d’une grammaire d’expression dont Charles Darwin retient les images pour son fameux essai sur L’Expression des passions chez l’homme et les animaux. Dans la génération suivante, Jean-Martin Charcot à l’hôpital de la Salpêtrière fait appel au photographe Albert Londe pour enregistrer les crises d’hystérie. Là encore, le patient et la patiente se font modèles en se conformant aux symptômes attendus: l’hôpital est un des grands lieux où le savoir est affaire de représentation. Mais ce temps est bien loin désormais où le patient pouvait être prétexte et réduit à un objet d’expérience. L’éthique et l’esthétique inventent un nouveau langage photographique. La photographie a acquis un statut artistique, sans renoncer à ses vertus documentaires, le patient a acquis un statut social et impose une déontologie à l’institution. L’imagerie médicale prend en charge les examens cliniques, la photographie, elle, peut devenir un instrument d’échange et d’expression. Cette nouvelle alliance du patient et du photographe se donne à voir dans l’expérience photographique menée par Yveline Loiseur. L’hôpital sort alors de son statut d’hétérotopie, de cet ailleurs social, pour retrouver droit de cité. Cette histoire parallèle de la photographie et du patient a généré des correspondances que la commande réalisée par Yveline Loiseur met en évidence.
Qui n’a jamais fait l’expérience de «garder la chambre» ? Dans ce moment de retrait où le corps impose à l’esprit un temps de repos, tout notre monde s’abandonne à un nouveau rythme. Lorsque les soins nécessitent le recours à l’institution de santé, cette expérience peut prendre des proportions bien plus importantes. Dans ce cas, la “durée” – ce que Bergson comprenait comme le temps ressenti – et le “temps des horloges”, ce temps conventionnel qui rythme la vie courante, inversent leur priorité. C’est désormais la vie du patient qui doit investir ce ressenti temporel dont la principale caractéristique est de dilater les moments, de transformer les séquences du temps de vie “normale” en répétitions de rituels. Parfois c’est une activité qui permet de sauter dans un autre épisode du quotidien (une sortie, un atelier, un exercice) avec l’assurance qu’ensuite le ralentissement général des choses reprend son cours: le patient est avant tout l’être auquel l’impatience est contre-indiquée. Troublante gémellité du sens en effet: le même mot «patient» définit l’être souffrant et la qualité de celui qui fait du temps un atout. Être patient, c’est adopter une attitude conforme à l’essence même d’un être souffrant.
Cette temporalité si spécifique du retrait qu’imposent les soins et leur rythmique précise (réveil, repas, visite, examen…) n’est pas éloignée du temps organisé dans les lieux de clôture (couvent, prison), mais il s’accompagne pour les corps souffrants d’une forme spécifique d’interrogation de soi. Ni choisi, ni mérité, le temps du patient est une expérience de l’inégalité des destins contre laquelle aucune révolte ne semble pouvoir gagner. «Il va falloir être patient», nous dit-on alors. Le patient se fait philosophe.
Quelles images produire de cette expérience du temps ? Les parallèles entre la photographie et le temps des patients sont nombreux. La chambre n’est-elle pas à la fois le lieu du repos et la «boîte» obscure (camera obscura) dans laquelle se forme l’image ? Le «temps de pose» nécessaire à la prise de vue n’est-il pas ce moment d’immobilité qui est imposé au corps par la maladie ? Tout modèle se doit d’être patient… L’instant, si célébré par la prise de vue, n’est-il pas ce qui, justement, est venu se dilater chez le patient en un ralenti existentiel – un instant qui dure, voilà peut-être la définition même d’une photographie qui est aussi celle de la souffrance.
Le protocole photographique engage une relation particulière. Bien moins qu’une prise d’image par surprise, il s’agit avec Yveline Loiseur d’une concertation. Le consentement à l’image est obtenu à partir d’une compréhension mutuelle, la photographe projette avec pudeur son imaginaire dans l’existence du patient, ce dernier trouve là l’occasion de réfléchir à son existence en acceptant l’opportunité d’un reflet inédit de lui-même.
La photographie, dans le cadre d’une démarche artistique, vaut pour autant qu’elle induit l’intelligence sensible d’une relation. Ce qui est «mis en œuvre» n’a pas pour objectif de faire, au mépris des êtres patients, de quelconques chef d’œuvres. Mais plutôt d’inventer des formes visuelles de l’expérience consentie. Yveline Loiseur a forgé son univers dans le temps long de la vie de famille, ou bien de la relation avec des sites et des groupes sociaux, et à chaque fois c’est une sorte de théâtralité douce qui lui a permis de créer des formes poétiques.
«L’épreuve» est, au chapitre des homonymies entre le patient et la photographe, le mot le plus chargé de sens. L’épreuve est ce qui, in fine, sera obtenue par l’artiste. L’épreuve photographique est l’aboutissement d’une démarche parfois très longue, elle traduit l’image dans une matière, souvent fragile (le support bien sûr mais aussi la chimie photographique facilement altérée par un trop plein de lumière qui produit le lent effacement de sa surface). L’épreuve, pour le patient cette fois, c’est ce temps qu’il faut passer entre parenthèse de l’existence commune. Épreuve physique autant que psychologique qui sera, en lui, une marque définitive et structurante, tout comme l’image s’effacera peu à peu mais restera comme un moment déterminant de l’existence. Parfois, l’épreuve du patient est telle qu’elle s’achève par la disparition de l’être. Reste l’épreuve photographique de celle ou de celui qui “a été” pour employer la célèbre expression de Roland Barthes, définissant l’essence même de la photographie. Le voile dont la photographe recouvre sa tête lorsqu’elle fait usage de la chambre photographique se mêle alors à celui du linceul. Mais ici l’obscurité n’est pas complète, et le jeu du voile devient alors celui des transparences, métaphore même de la parenthèse dans l’existence du patient.
— Michel Poivert
Qui n’a jamais fait l’expérience de «garder la chambre» ? Dans ce moment de retrait où le corps impose à l’esprit un temps de repos, tout notre monde s’abandonne à un nouveau rythme. Lorsque les soins nécessitent le recours à l’institution de santé, cette expérience peut prendre des proportions bien plus importantes. Dans ce cas, la “durée” – ce que Bergson comprenait comme le temps ressenti – et le “temps des horloges”, ce temps conventionnel qui rythme la vie courante, inversent leur priorité. C’est désormais la vie du patient qui doit investir ce ressenti temporel dont la principale caractéristique est de dilater les moments, de transformer les séquences du temps de vie “normale” en répétitions de rituels. Parfois c’est une activité qui permet de sauter dans un autre épisode du quotidien (une sortie, un atelier, un exercice) avec l’assurance qu’ensuite le ralentissement général des choses reprend son cours: le patient est avant tout l’être auquel l’impatience est contre-indiquée. Troublante gémellité du sens en effet: le même mot «patient» définit l’être souffrant et la qualité de celui qui fait du temps un atout. Être patient, c’est adopter une attitude conforme à l’essence même d’un être souffrant.
Cette temporalité si spécifique du retrait qu’imposent les soins et leur rythmique précise (réveil, repas, visite, examen…) n’est pas éloignée du temps organisé dans les lieux de clôture (couvent, prison), mais il s’accompagne pour les corps souffrants d’une forme spécifique d’interrogation de soi. Ni choisi, ni mérité, le temps du patient est une expérience de l’inégalité des destins contre laquelle aucune révolte ne semble pouvoir gagner. «Il va falloir être patient», nous dit-on alors. Le patient se fait philosophe.
Quelles images produire de cette expérience du temps ? Les parallèles entre la photographie et le temps des patients sont nombreux. La chambre n’est-elle pas à la fois le lieu du repos et la «boîte» obscure (camera obscura) dans laquelle se forme l’image ? Le «temps de pose» nécessaire à la prise de vue n’est-il pas ce moment d’immobilité qui est imposé au corps par la maladie ? Tout modèle se doit d’être patient… L’instant, si célébré par la prise de vue, n’est-il pas ce qui, justement, est venu se dilater chez le patient en un ralenti existentiel – un instant qui dure, voilà peut-être la définition même d’une photographie qui est aussi celle de la souffrance.
Le protocole photographique engage une relation particulière. Bien moins qu’une prise d’image par surprise, il s’agit avec Yveline Loiseur d’une concertation. Le consentement à l’image est obtenu à partir d’une compréhension mutuelle, la photographe projette avec pudeur son imaginaire dans l’existence du patient, ce dernier trouve là l’occasion de réfléchir à son existence en acceptant l’opportunité d’un reflet inédit de lui-même.
La photographie, dans le cadre d’une démarche artistique, vaut pour autant qu’elle induit l’intelligence sensible d’une relation. Ce qui est «mis en œuvre» n’a pas pour objectif de faire, au mépris des êtres patients, de quelconques chef d’œuvres. Mais plutôt d’inventer des formes visuelles de l’expérience consentie. Yveline Loiseur a forgé son univers dans le temps long de la vie de famille, ou bien de la relation avec des sites et des groupes sociaux, et à chaque fois c’est une sorte de théâtralité douce qui lui a permis de créer des formes poétiques.
«L’épreuve» est, au chapitre des homonymies entre le patient et la photographe, le mot le plus chargé de sens. L’épreuve est ce qui, in fine, sera obtenue par l’artiste. L’épreuve photographique est l’aboutissement d’une démarche parfois très longue, elle traduit l’image dans une matière, souvent fragile (le support bien sûr mais aussi la chimie photographique facilement altérée par un trop plein de lumière qui produit le lent effacement de sa surface). L’épreuve, pour le patient cette fois, c’est ce temps qu’il faut passer entre parenthèse de l’existence commune. Épreuve physique autant que psychologique qui sera, en lui, une marque définitive et structurante, tout comme l’image s’effacera peu à peu mais restera comme un moment déterminant de l’existence. Parfois, l’épreuve du patient est telle qu’elle s’achève par la disparition de l’être. Reste l’épreuve photographique de celle ou de celui qui “a été” pour employer la célèbre expression de Roland Barthes, définissant l’essence même de la photographie. Le voile dont la photographe recouvre sa tête lorsqu’elle fait usage de la chambre photographique se mêle alors à celui du linceul. Mais ici l’obscurité n’est pas complète, et le jeu du voile devient alors celui des transparences, métaphore même de la parenthèse dans l’existence du patient.
— Michel Poivert