Lorsqu’Yveline Loiseur, en 2015, m’a demandé d’écrire sur ses Lits et sur Cendres, j’ai accepté sans réfléchir. Non qu’il m’ait semblé utile d’ajouter quoi que ce soit à ce qu’elles signifient, mais j’éprouvais à ce moment-là le besoin de partager l’émotion, en partie intellectuelle, qui avait été la mienne devant ses photographies. Partager c’était évidemment ordonner en mots. Dans un premier temps, j’ai donc rassemblé les notes que j’avais consignées pêle-mêle sur des feuilles volantes, devant les œuvres. Plus tard, face aux images étalées sur l’écran de mon ordinateur, le scotch et les ciseaux m’ont permis de développer avec un peu plus de rigueur quelques-unes des idées qu’elles recelaient. Au fur et à mesure de ma réflexion, une posture, pour moi très inhabituelle, s’est imposée : j’étais en désaccord avec ce que Roland Barthes avait écrit au début de La Chambre claire, « La photo est toujours invisible. » C’est à partir de cela que j’ai décidé pour de bon d’étayer ma propre position, autrement dit, de produire un texte sérieux.
—
Entre présence et absence ou Les Lits.
Une lecture superficielle de la série ne peut rendre compte de sa complexité. Comme processus de répétition presque pur - le retour d’un même motif à 14 reprises -, je l’avais d’abord perçue comme une simple métaphore du caractère reproductible de la photo. Et en effet, la parcourant physiquement, le retour implacable et régulier d’unités de même format, de cadrages et de valeurs identiques, les mêmes objets dans un même espace, constituent un ensemble systématique, arbitrairement arrêté. En réalité, cette pure réitération n’est qu’apparente puisque chacune des unités, particulière, ne s’ajoute pas seulement aux précédentes. Elle travaille le chemin parcouru ou à venir, en quelque sorte par effet centrifuge. « Tous pareils, tous différents » écrit l’artiste dans le beau texte qui accompagne ses photos. Parce que « quelque chose passe entre les bords » (Gilles Deleuze), la répétition constitue un processus dynamique irrépressible, redoublant le mouvement du corps du spectateur. La signification qui, tout naturellement, paraissait devoir sourdre d’événements intérieurs à chaque photographie (Yveline Loiseur parle de « petit théâtre des émotions »), se déduit en réalité aussi de l’ensemble. Chacune d’elles à son tour, précisément à cause des événements qu’elle contient, est en mesure d’affecter le rôle des autres. Comme « des flèches » (Roland Barthes), ces événements impromptus, contingents, échappent à la machine sérielle, conceptuellement impeccable, pour en faire bifurquer la lecture et le sens manifeste.
Tout d’abord, au sein de chaque photographie l’espace est scindé : en premier lieu un agencement à peu près stable de plans et de valeurs. Simplement articulés, ils forment une sorte de fond rigoureux et léger. Ensuite de petits dérangements qui n’en altèrent pas à première vue la stabilité. Mais ils transforment l’espace en réservoir de signes, plis d’un drap, oreiller, rideau, morceau de dentelle, triangle de métal et de bois, etc. Parce qu’ils portent un nom, ces signes paraissent définitifs ; nul d’entre eux ne saurait être déplacé sans que l’édifice tout entier en soit profondément affecté ou s’écroule. Pour Yveline Loiseur l’image « s’évanouit secrètement ». Le secret - qui fait l’un des intérêts de cette série - c’est la ténuité des passages entre les valeurs, leur proximité avec une possible évaporation. Au regard, s’il le désire, de spéculer sur le temps d’une possible disparition, ou bien, à l’inverse on le verra, sur le temps de sa coagulation. À la manière du dernier Monet, de Bonnard ou de Lévy-Dhurmer, le secret de la photographie c’est ici sa capacité à nous révéler un inframonde, un certain état des choses pris en charge, épinglé par la photographie. Le spectateur peut simplement en jouir (c’est mon cas), mais il peut aussi choisir de filer jusqu’au bout les fictions qui surgissent, en « invisibilisant » la photo, comme le dirait Barthes : déplacer le point de vue de la photographe, entr’ouvrir un lit pour s’immiscer dans la scène, convoquer un ballet de soignants hypothétique, etc.
À l’origine de tout cela il y a la technique. C’est à elle que Les Lits doivent leur aspect singulier. Le temps de pose pour chaque photographie aura été de 10 minutes. C’est bien plus qu’il n’en faut pour capter n’importe quelle scène, a fortiori immobile. 1/60e de seconde, par exemple, aurait largement suffi. Mais ce que ces 9 minutes 59 secondes et quelques dixièmes de plus permettent d’engranger, c’est ce que l’œil, et d’abord l’œil de l’artiste, ne perçoit pas, ce que Walter Benjamin appelle joliment « l’inconscient de la vue ». Dans ce cas, le grand intérêt est que la technique, révélant les traces d’usure des tissus, les faux-plis, les froissements légers, les textures presque invisibles à l’œil nu, et bien d’autres choses encore, menace l’image dans le même temps, par la prégnance de son grain, de disparition. Le procédé choisi par l’artiste est argentique : du nitrate d’argent et une suite d’opérations techniques vieilles comme l’invention de la photo. Mais c’est évidemment trop peu dire puisque, s’il y a un inconscient de la vue, il y a avant tout un désir de voir. Le rôle du photographe s’apparente alors, en tout premier lieu, à celui de l’artiste en général. Il choisit dans le visible, ce qui, transformé par la technique, peut apparaître comme un objet poétique intéressant.
Dans Les Lits il y a plus encore, ce qu’Yveline Loiseur croise volontairement dans le texte qui les accompagne, le temps de la prise de vue et une « mémoire fossile ». C’est un rapprochement qui me convient. Si la décision technique (les dix minutes, les bains chimiques) lui appartient bien, elle désigne aussi un certain rapport à l’art photographique, la volonté de s’attacher à une tout autre aura, non pas celle de l’œuvre, mais celle des choses... Prenant acte de la formule de Walter Benjamin : « À la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose », elle détourne pour ainsi dire la question de l’aura en changeant d’objet. Je qualifierai volontiers son rapport aux lits d’« ultra-photographique », puisqu’elle ne cherche ni leur être, ni leur vérité. Si, à travers un certain état photographique de leur apparaître, elle expose bien une vérité, c’est celle de la photographie elle-même. Au-delà du cadrage, dont nul photographe n’a d’ailleurs le monopole, l’artiste s’est débarrassée du motif en assignant une feuille de route complète (une succession d’opérations particulières) à la technique, puis en laissant celle-ci opérer selon ses propres règles. Elle la retrouvera plus tard, dans l’intimité du laboratoire. L’œuvre ainsi obtenue renvoie à ce qu’il faut bien appeler une éthique de la photographie, en l’occurrence une instance débarrassée de ses contenus parasites. Emmanuel Berl, se rappelant ses amours enfantines, se demandait : « Qu’est-ce que cet espace truqué où je me fourvoie, de mirage en mirage ? » Il s’agissait là de souvenirs et pas de photo, mais l’analogie est saisissante parce que, depuis le début du XXe siècle, la plupart de nos images ne montrent pas autre chose. Au contraire, le temps de la chambre photographique fossilise le motif en en détournant la temporalité. Il le monumentalise. Certes la série s’expose comme un cas de figure parmi d’autres d’un certain nombre de lits d’hôpital, mais c’est un cas que le spectateur ne pouvait soupçonner. Dans chacun d’eux, réalité et photographie ne coïncident même plus, la vérité de la seconde recouvrant la banalité et la superficialité de la première. C’est d’ailleurs ce qui rend l’image si intéressante. Ainsi, dans la chambre de la photographe les choses se sont-elles peu à peu retirées, elles sont allées s’évanouissant, « secrètement, dans le silence », pour faire place à la photographie.
Si, comme je l’ai dit, la série est bien un continuum, il existe aussi des surgissements qui en interrompent bruyamment la sérénité. Il s’agit d’événements qui, en puissance, ébranlent le regard et la conscience du spectateur. Ce qui reste, quelle que soit sa nature, est relégué au rôle de décor. « Sans titre 12 », par exemple, donne à voir sur la surface de toile verticale, au premier plan à gauche, une pièce cousue, sensée cacher un trou d’usure. L’événement serait assez banal si cette pièce ne ratait pas sa cible (le trou persiste aux deux tiers), et surtout, s’il n’était pas lui-même troué en son centre. Le détail est irrésistible et le sens de la série tout entière bascule : la répétition de non-événements, qui semblait au premier abord sa caractéristique unique, se trouve à ce moment-là infirmée. Elle requiert de la part du spectateur la recherche de l’incongru, voire du cocasse, c’est-à-dire une attention redoublée au tout, à partir de cette grille particulière. Le rythme lent, strict et répétitif de l’ensemble n’avait pour fonction, au fond, que de supporter l’événement singulier. D’un seul coup, la série entière devient le terrain d’un jeu signifiant et contingent : dans quel contexte une telle pièce de tissu fut-elle si mal cousue ? Pourquoi subsiste-t-il seulement deux triangles en bois et corde ? Sur quels critères les oreillers sont-ils orientés tantôt à gauche, tantôt à droite ? Pourquoi des draps si froissés dans un ordonnancement si rigoureux ? Etc. La lecture des Lits ne peut pas être véritablement close en-dehors de cette démarche scrupuleuse... et aventurière.
Elle nous est d’ailleurs un enseignement : c’est dans sa répétition que le monde nous est livré dans sa pleine extension et qu’il nous rend heureux. Autrement dit, par la répétition notre présence aux choses prend enfin son sens vrai.
—
Cendres
Avec Cendres et ses six photographies, un autre mécanisme est à l’œuvre. Là encore la beauté domine la série et offre au regard une sorte de préalable. Mais elle n’en livre pas le sens. Celui-ci n’est accessible qu’à partir d’un texte qui domine l’agencement général et qui tire chacune des unités hors d’elles-mêmes. Ce texte, c’est la clef de l’œuvre, ainsi que son titre, Cendres. S’y arrêtant, le spectateur soudain devenu lecteur est assailli par toutes sortes de connotations d’abord liées à un « ça a été » - la photographie elle-même, bien sûr, mais aussi la condition humaine. Si l’on considère la série tout entière, les cendres apparaissent moins comme un état de fait que comme la connivence de deux temps distincts. Celle-ci est suggérée par un fragment de texte dont la matérialité surgit presque au milieu (Sans titre #4). Discret et pourtant bien visible, ce texte confère au tout, lui-même divers, une forme définitivement éclectique. Il lui ouvre en même temps des horizons insoupçonnés. Voici ce texte, extrait d’une pièce radiophonique de Samuel Beckett intitulée Cendres.
Il existe donc un accident majeur, cette ligne de texte horizontale qui traverse de part en part la photographie intitulée « Sans titre n°4 ». La signification générale en est évidemment affectée, elle apparaît au creux de connivences obligées entre les mots de Beckett et les images d’Yveline Loiseur. Le spectateur est fortement convié à interpréter celles-ci à partir d’autres images, qui sourdent, elles, du texte et s’enchaînent selon un rythme et des logiques rhétoriques. Solitude, mémoire, étrangeté, altérité, etc. se répandent comme une lave à partir de ce curieux surplomb, mêlant couche après couche leur sens à celui des photographies, comme pour en garantir l’homogénéité. Elles nous désignent un certain nombre d’autres territoires imaginaires. Après-coup, se reportant à l’édition de 1959, les spectateurs les plus curieux trouveront un écho élargi au « n’importe qui » (un être aimé, aveugle et à moitié fou, irremplaçable) dans les images mêmes. La perte, voilà le signifiant maître ! Les Lits, au fond, ne nous disaient pas autre chose, mais silencieusement ; et toute photographie aussi, bien sûr - toujours ce « ça a été ». Tout cela, la série ne le livre pas d’emblée, parce que le regard se diffracte dans un désordre de figures et de paysages, une alternance de rectangles et de carrés, une profusion d’énigmes spatiales et lumineuses. Il y a aussi des cendres, bien réelles celles-là, qu’on peut observer au tout début et à la fin de la série (Sans titre #1 et Sans titre #6). Elles dominent les étendues de grève sombres, au premier plan, et sont les actualisations les plus distinctes du mot.
Traversés par la littérature, paysages, figures - intérieur et extérieur parfois mêlés, souvent indéchiffrables -, surfaces immenses et opaques, plus ou moins mouvantes paraissent donc soumis à l’exhortation du texte. Mais Cendres distille de surcroît ses significations à travers une gerbe de formes et de structures plus ou moins cohérente qui n’est pas seulement le décor des mots de Beckett. Elles tâchent plutôt de réduire la fracture qui rend impossible l’exacte coïncidence entre ce qui se voit et ce qui se lit. Comme l’a fait la peinture durant des siècles, elles donnent à voir l’hypothèse d’une réconciliation entre les mots et les paysages ou les êtres représentés. Les uns et les autres se font ainsi mutuellement écho, en dépit de la formule de Michel Foucault : « Ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit » (Les Mots et les Choses). Yveline Loiseur subvertit, en artiste, cet incompossible. Ses photographies ne « logent » peut-être pas dans ce que Beckett a écrit, mais elles l’enlacent néanmoins. Et charnellement !
Revenons aux images proprement dites : incontestablement, il faut parler de série éclectique. Elle l’est par ses formats (trois photographies de 65x65cm et trois de 65x97,5cm), par l’appareillage mis en œuvre (un moyen format pour les paysages, un 24x36 pour les figures) et par la nature des supports de la prise de vue (pellicule 6x6 et standard haute définition pour le 24x36). Elle l’est aussi par le rythme bancal de ses alternances sémantiques (1- paysage/ 2- figures/ 3- figures/ 4- paysage et texte/ 5-figures/ 6- paysage), tout cela se présente comme une asymétrie ostensible, un pseudo rythme. Curieux agencement, si l’on songe à la régularité méticuleuse des 14 images des Lits. Mais l’unité de la série n’est jamais menacée puisque l’essentiel de ce qu’elle signifie réside moins dans les images que dans leurs rapports au texte de Beckett.
Il est impossible de pénétrer la série des Cendres sans effort parce que le dispositif général est complexe. Il en va de même pour un certain nombre d’unités. Par exemple, si la première image (Sans titre #1) et la dernière (Sans titre #6) possèdent une ligne d’horizon manifeste - ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit bien de paysages -, ça n’est pas le cas pour Sans titre #4, où c’est le texte de Beckett qui tient lieu de ligne d’horizon. Le texte s’est donc substitué sans difficulté à la composante formelle qui manquait au paysage parce que le spectateur a accepté de jouer le jeu sans barguigner. Pourtant le paysage n’en reste pas moins indifférencié, se présentant ostensiblement comme une pure idée de paysage. De son côté, l’image joue le rôle d’une feuille de papier et il faut bien dans ce cas parler de métaphore. Le texte de Beckett est confondu, à chacune de ses extrémités, avec la texture même du paysage, comme si le premier s’extrayait du second, puis s’y replongeait. À chacune des extrémités, leur chair est la même et le spectateur ne peut pas ne pas jouir de cette confusion. Pourtant, ne nous y trompons pas, si le texte et le paysage changent tous les deux, radicalement, de territoire, ils ne perdent rien de celui où ils s’originent. En d’autres termes, le spectateur n’est pas dupe. Il sait que le texte reste un texte lorsqu’il joue provisoirement une autre partition ; de même, pour lui l’avalanche de vapeurs, en apparence domptée par le tranchant du texte, reste un flot continu, de haut en bas. Ce spectateur-là est seulement invité à se livrer au jeu du franchissement de frontière, à accommoder son regard tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre territoire.
Si l’on compare les images-figures et les images-paysages de Cendres, on dira dans un premier temps qu’elles plongent toutes le spectateur dans une expectative majeure : où sommes-nous ? C’est une énigme qu’il n’est pas facile de résoudre. La photographe nous montre bien à chaque fois des lieux rendus uniques par des compositions, des textures et des visages particuliers, mais elle nous en dérobe en même temps, par des jeux de superpositions, de disparitions et de contrastes savants, la cohérence spatiale. Elle brouille sans cesse les pistes. Rendez-vous chez Beckett ! Cette injonction nous amène tout droit à la première qualité des motifs, leur plasticité. Cendres nous montre, comme Entre présence et absence, l’étrangeté poétique de la réalité. Inquiétante ? Toujours pas. Le rêve que nous dévoile Yveline Loiseur est léger. Simplement, tous les événements, et même toutes les temporalités peuvent y advenir.
Les figures de Cendres sont arrêtées dans des postures archaïques et paraissent tendues vers un but unique : l’immobilité. Pourtant le mouvement est partout, dans le décor (avec ses incertitudes, la variété de ses buées) et surtout dans le rythme que forment les superpositions, les réitérations formelles, les décalages et les multiples densités. Espaces et figures se confondent dans un miroitement de transparences subtiles et de lignes harmonieuses, de beaux profils, de chevelures mousseuses et de plis. À nouveau me revient la phrase d’Emmanuel Berl que j’avais à l’instant opposée aux photographies des Lits : « Qu’est-ce que cet espace truqué où je me fourvoie, de mirage en mirage ? » Dans ses jeux d’êtres féminins, Yveline Loiseur la prend en charge à travers trois images somptueusement truquées, fragments d’une unité perdue que le spectateur n’aura de cesse de chercher à reconstruire. Quant aux paysages, ils recèlent d’épais et fascinants mystères dont il nous faut impérativement comprendre les logiques afin d’y projeter notre corps.
Si l’on en revient aux photographies les plus fascinantes de la série, on est plus près du Monet de la fin que de Corajoud, de Braque que de Balthus. Face à de lourdes vapeurs ou, au contraire, immergés dans des espaces tissés de gazes légères et d’ombres discrètes, nous respirons les subtiles bouffées que l’imaginaire d’un Mallarmé, pouvait aussi bien rattacher au corps des femmes qu’aux licornes et aux paysages :
—
Il arrive que les photographies ne racontent pas d’histoires, hormis celle de l’apparaître de leur motif. Elles n’ont rien d’autre à raconter, rien à démontrer ; elles donnent à voir, et puis c’est tout. C’est le cas des Lits, la beauté ne découle pas d’une volonté d’esthétiser la réalité parce que c’est la réalité elle-même qui est belle. Le rôle de la photographe a seulement consisté à isoler dans un lieu ordinaire (l’Hôtel-Dieu de Charlieu) la part esthétique qu’il contient, avant de la transcrire.
Au XIXe siècle la peinture s’était attelée à cette tâche avec beaucoup d’ardeur mais elle s’y est épuisée et les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont entériné la catastrophe. Les Lits reprennent en charge le travail - comme l’avaient fait jadis, maladroitement, les Pictorialistes -, virtuosité technique comprise. La virtuosité d’Yveline Loiseur l’autorise à extraire des choses les aspects les plus singuliers dans l’unique but de nous en délecter.
Avec Cendres, elle représente bien encore des motifs mais, à l’inverse du processus mimétique ordinaire, le référent n’a pas d’existence en-dehors de l’œuvre. Ce que le spectateur découvre est une sorte de champ de « pré-visible », incertain, miroitant : visible, mais quoi, et qui ? à vivre, mais où, et comment ? Au spectateur de le découvrir. Celui-ci n’échappe donc pas à la sensation d’un jeu instable, d’autant plus grisant qu’Yveline Loiseur fait reposer son entreprise sur un travail de laboratoire hardi et foisonnant - à la manière d’un peintre.
Disons-le clairement, dans Cendres et dans Les Lits, c’est l’art qui se décline.
Eric Vandecasteele, avril 2020
—
Entre présence et absence ou Les Lits.
Une lecture superficielle de la série ne peut rendre compte de sa complexité. Comme processus de répétition presque pur - le retour d’un même motif à 14 reprises -, je l’avais d’abord perçue comme une simple métaphore du caractère reproductible de la photo. Et en effet, la parcourant physiquement, le retour implacable et régulier d’unités de même format, de cadrages et de valeurs identiques, les mêmes objets dans un même espace, constituent un ensemble systématique, arbitrairement arrêté. En réalité, cette pure réitération n’est qu’apparente puisque chacune des unités, particulière, ne s’ajoute pas seulement aux précédentes. Elle travaille le chemin parcouru ou à venir, en quelque sorte par effet centrifuge. « Tous pareils, tous différents » écrit l’artiste dans le beau texte qui accompagne ses photos. Parce que « quelque chose passe entre les bords » (Gilles Deleuze), la répétition constitue un processus dynamique irrépressible, redoublant le mouvement du corps du spectateur. La signification qui, tout naturellement, paraissait devoir sourdre d’événements intérieurs à chaque photographie (Yveline Loiseur parle de « petit théâtre des émotions »), se déduit en réalité aussi de l’ensemble. Chacune d’elles à son tour, précisément à cause des événements qu’elle contient, est en mesure d’affecter le rôle des autres. Comme « des flèches » (Roland Barthes), ces événements impromptus, contingents, échappent à la machine sérielle, conceptuellement impeccable, pour en faire bifurquer la lecture et le sens manifeste.
Tout d’abord, au sein de chaque photographie l’espace est scindé : en premier lieu un agencement à peu près stable de plans et de valeurs. Simplement articulés, ils forment une sorte de fond rigoureux et léger. Ensuite de petits dérangements qui n’en altèrent pas à première vue la stabilité. Mais ils transforment l’espace en réservoir de signes, plis d’un drap, oreiller, rideau, morceau de dentelle, triangle de métal et de bois, etc. Parce qu’ils portent un nom, ces signes paraissent définitifs ; nul d’entre eux ne saurait être déplacé sans que l’édifice tout entier en soit profondément affecté ou s’écroule. Pour Yveline Loiseur l’image « s’évanouit secrètement ». Le secret - qui fait l’un des intérêts de cette série - c’est la ténuité des passages entre les valeurs, leur proximité avec une possible évaporation. Au regard, s’il le désire, de spéculer sur le temps d’une possible disparition, ou bien, à l’inverse on le verra, sur le temps de sa coagulation. À la manière du dernier Monet, de Bonnard ou de Lévy-Dhurmer, le secret de la photographie c’est ici sa capacité à nous révéler un inframonde, un certain état des choses pris en charge, épinglé par la photographie. Le spectateur peut simplement en jouir (c’est mon cas), mais il peut aussi choisir de filer jusqu’au bout les fictions qui surgissent, en « invisibilisant » la photo, comme le dirait Barthes : déplacer le point de vue de la photographe, entr’ouvrir un lit pour s’immiscer dans la scène, convoquer un ballet de soignants hypothétique, etc.
À l’origine de tout cela il y a la technique. C’est à elle que Les Lits doivent leur aspect singulier. Le temps de pose pour chaque photographie aura été de 10 minutes. C’est bien plus qu’il n’en faut pour capter n’importe quelle scène, a fortiori immobile. 1/60e de seconde, par exemple, aurait largement suffi. Mais ce que ces 9 minutes 59 secondes et quelques dixièmes de plus permettent d’engranger, c’est ce que l’œil, et d’abord l’œil de l’artiste, ne perçoit pas, ce que Walter Benjamin appelle joliment « l’inconscient de la vue ». Dans ce cas, le grand intérêt est que la technique, révélant les traces d’usure des tissus, les faux-plis, les froissements légers, les textures presque invisibles à l’œil nu, et bien d’autres choses encore, menace l’image dans le même temps, par la prégnance de son grain, de disparition. Le procédé choisi par l’artiste est argentique : du nitrate d’argent et une suite d’opérations techniques vieilles comme l’invention de la photo. Mais c’est évidemment trop peu dire puisque, s’il y a un inconscient de la vue, il y a avant tout un désir de voir. Le rôle du photographe s’apparente alors, en tout premier lieu, à celui de l’artiste en général. Il choisit dans le visible, ce qui, transformé par la technique, peut apparaître comme un objet poétique intéressant.
Dans Les Lits il y a plus encore, ce qu’Yveline Loiseur croise volontairement dans le texte qui les accompagne, le temps de la prise de vue et une « mémoire fossile ». C’est un rapprochement qui me convient. Si la décision technique (les dix minutes, les bains chimiques) lui appartient bien, elle désigne aussi un certain rapport à l’art photographique, la volonté de s’attacher à une tout autre aura, non pas celle de l’œuvre, mais celle des choses... Prenant acte de la formule de Walter Benjamin : « À la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose », elle détourne pour ainsi dire la question de l’aura en changeant d’objet. Je qualifierai volontiers son rapport aux lits d’« ultra-photographique », puisqu’elle ne cherche ni leur être, ni leur vérité. Si, à travers un certain état photographique de leur apparaître, elle expose bien une vérité, c’est celle de la photographie elle-même. Au-delà du cadrage, dont nul photographe n’a d’ailleurs le monopole, l’artiste s’est débarrassée du motif en assignant une feuille de route complète (une succession d’opérations particulières) à la technique, puis en laissant celle-ci opérer selon ses propres règles. Elle la retrouvera plus tard, dans l’intimité du laboratoire. L’œuvre ainsi obtenue renvoie à ce qu’il faut bien appeler une éthique de la photographie, en l’occurrence une instance débarrassée de ses contenus parasites. Emmanuel Berl, se rappelant ses amours enfantines, se demandait : « Qu’est-ce que cet espace truqué où je me fourvoie, de mirage en mirage ? » Il s’agissait là de souvenirs et pas de photo, mais l’analogie est saisissante parce que, depuis le début du XXe siècle, la plupart de nos images ne montrent pas autre chose. Au contraire, le temps de la chambre photographique fossilise le motif en en détournant la temporalité. Il le monumentalise. Certes la série s’expose comme un cas de figure parmi d’autres d’un certain nombre de lits d’hôpital, mais c’est un cas que le spectateur ne pouvait soupçonner. Dans chacun d’eux, réalité et photographie ne coïncident même plus, la vérité de la seconde recouvrant la banalité et la superficialité de la première. C’est d’ailleurs ce qui rend l’image si intéressante. Ainsi, dans la chambre de la photographe les choses se sont-elles peu à peu retirées, elles sont allées s’évanouissant, « secrètement, dans le silence », pour faire place à la photographie.
Si, comme je l’ai dit, la série est bien un continuum, il existe aussi des surgissements qui en interrompent bruyamment la sérénité. Il s’agit d’événements qui, en puissance, ébranlent le regard et la conscience du spectateur. Ce qui reste, quelle que soit sa nature, est relégué au rôle de décor. « Sans titre 12 », par exemple, donne à voir sur la surface de toile verticale, au premier plan à gauche, une pièce cousue, sensée cacher un trou d’usure. L’événement serait assez banal si cette pièce ne ratait pas sa cible (le trou persiste aux deux tiers), et surtout, s’il n’était pas lui-même troué en son centre. Le détail est irrésistible et le sens de la série tout entière bascule : la répétition de non-événements, qui semblait au premier abord sa caractéristique unique, se trouve à ce moment-là infirmée. Elle requiert de la part du spectateur la recherche de l’incongru, voire du cocasse, c’est-à-dire une attention redoublée au tout, à partir de cette grille particulière. Le rythme lent, strict et répétitif de l’ensemble n’avait pour fonction, au fond, que de supporter l’événement singulier. D’un seul coup, la série entière devient le terrain d’un jeu signifiant et contingent : dans quel contexte une telle pièce de tissu fut-elle si mal cousue ? Pourquoi subsiste-t-il seulement deux triangles en bois et corde ? Sur quels critères les oreillers sont-ils orientés tantôt à gauche, tantôt à droite ? Pourquoi des draps si froissés dans un ordonnancement si rigoureux ? Etc. La lecture des Lits ne peut pas être véritablement close en-dehors de cette démarche scrupuleuse... et aventurière.
Elle nous est d’ailleurs un enseignement : c’est dans sa répétition que le monde nous est livré dans sa pleine extension et qu’il nous rend heureux. Autrement dit, par la répétition notre présence aux choses prend enfin son sens vrai.
—
Cendres
Avec Cendres et ses six photographies, un autre mécanisme est à l’œuvre. Là encore la beauté domine la série et offre au regard une sorte de préalable. Mais elle n’en livre pas le sens. Celui-ci n’est accessible qu’à partir d’un texte qui domine l’agencement général et qui tire chacune des unités hors d’elles-mêmes. Ce texte, c’est la clef de l’œuvre, ainsi que son titre, Cendres. S’y arrêtant, le spectateur soudain devenu lecteur est assailli par toutes sortes de connotations d’abord liées à un « ça a été » - la photographie elle-même, bien sûr, mais aussi la condition humaine. Si l’on considère la série tout entière, les cendres apparaissent moins comme un état de fait que comme la connivence de deux temps distincts. Celle-ci est suggérée par un fragment de texte dont la matérialité surgit presque au milieu (Sans titre #4). Discret et pourtant bien visible, ce texte confère au tout, lui-même divers, une forme définitivement éclectique. Il lui ouvre en même temps des horizons insoupçonnés. Voici ce texte, extrait d’une pièce radiophonique de Samuel Beckett intitulée Cendres.
Des histoires, des histoires, des années des années d’histoires, tout seul, ça allait, puis le besoin, soudain, d’un autre, à côté de moi, n’importe qui, un étranger, à qui parler, imaginer qu’il m’entend, des années de ça, puis, maintenant, d’un autre, d’un autre qui... m’aurait connu, autrefois, n’importe qui, à côté de moi, imaginer qu’il m’entend, ce que je suis... devenu.
Il existe donc un accident majeur, cette ligne de texte horizontale qui traverse de part en part la photographie intitulée « Sans titre n°4 ». La signification générale en est évidemment affectée, elle apparaît au creux de connivences obligées entre les mots de Beckett et les images d’Yveline Loiseur. Le spectateur est fortement convié à interpréter celles-ci à partir d’autres images, qui sourdent, elles, du texte et s’enchaînent selon un rythme et des logiques rhétoriques. Solitude, mémoire, étrangeté, altérité, etc. se répandent comme une lave à partir de ce curieux surplomb, mêlant couche après couche leur sens à celui des photographies, comme pour en garantir l’homogénéité. Elles nous désignent un certain nombre d’autres territoires imaginaires. Après-coup, se reportant à l’édition de 1959, les spectateurs les plus curieux trouveront un écho élargi au « n’importe qui » (un être aimé, aveugle et à moitié fou, irremplaçable) dans les images mêmes. La perte, voilà le signifiant maître ! Les Lits, au fond, ne nous disaient pas autre chose, mais silencieusement ; et toute photographie aussi, bien sûr - toujours ce « ça a été ». Tout cela, la série ne le livre pas d’emblée, parce que le regard se diffracte dans un désordre de figures et de paysages, une alternance de rectangles et de carrés, une profusion d’énigmes spatiales et lumineuses. Il y a aussi des cendres, bien réelles celles-là, qu’on peut observer au tout début et à la fin de la série (Sans titre #1 et Sans titre #6). Elles dominent les étendues de grève sombres, au premier plan, et sont les actualisations les plus distinctes du mot.
Traversés par la littérature, paysages, figures - intérieur et extérieur parfois mêlés, souvent indéchiffrables -, surfaces immenses et opaques, plus ou moins mouvantes paraissent donc soumis à l’exhortation du texte. Mais Cendres distille de surcroît ses significations à travers une gerbe de formes et de structures plus ou moins cohérente qui n’est pas seulement le décor des mots de Beckett. Elles tâchent plutôt de réduire la fracture qui rend impossible l’exacte coïncidence entre ce qui se voit et ce qui se lit. Comme l’a fait la peinture durant des siècles, elles donnent à voir l’hypothèse d’une réconciliation entre les mots et les paysages ou les êtres représentés. Les uns et les autres se font ainsi mutuellement écho, en dépit de la formule de Michel Foucault : « Ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit » (Les Mots et les Choses). Yveline Loiseur subvertit, en artiste, cet incompossible. Ses photographies ne « logent » peut-être pas dans ce que Beckett a écrit, mais elles l’enlacent néanmoins. Et charnellement !
Revenons aux images proprement dites : incontestablement, il faut parler de série éclectique. Elle l’est par ses formats (trois photographies de 65x65cm et trois de 65x97,5cm), par l’appareillage mis en œuvre (un moyen format pour les paysages, un 24x36 pour les figures) et par la nature des supports de la prise de vue (pellicule 6x6 et standard haute définition pour le 24x36). Elle l’est aussi par le rythme bancal de ses alternances sémantiques (1- paysage/ 2- figures/ 3- figures/ 4- paysage et texte/ 5-figures/ 6- paysage), tout cela se présente comme une asymétrie ostensible, un pseudo rythme. Curieux agencement, si l’on songe à la régularité méticuleuse des 14 images des Lits. Mais l’unité de la série n’est jamais menacée puisque l’essentiel de ce qu’elle signifie réside moins dans les images que dans leurs rapports au texte de Beckett.
Il est impossible de pénétrer la série des Cendres sans effort parce que le dispositif général est complexe. Il en va de même pour un certain nombre d’unités. Par exemple, si la première image (Sans titre #1) et la dernière (Sans titre #6) possèdent une ligne d’horizon manifeste - ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit bien de paysages -, ça n’est pas le cas pour Sans titre #4, où c’est le texte de Beckett qui tient lieu de ligne d’horizon. Le texte s’est donc substitué sans difficulté à la composante formelle qui manquait au paysage parce que le spectateur a accepté de jouer le jeu sans barguigner. Pourtant le paysage n’en reste pas moins indifférencié, se présentant ostensiblement comme une pure idée de paysage. De son côté, l’image joue le rôle d’une feuille de papier et il faut bien dans ce cas parler de métaphore. Le texte de Beckett est confondu, à chacune de ses extrémités, avec la texture même du paysage, comme si le premier s’extrayait du second, puis s’y replongeait. À chacune des extrémités, leur chair est la même et le spectateur ne peut pas ne pas jouir de cette confusion. Pourtant, ne nous y trompons pas, si le texte et le paysage changent tous les deux, radicalement, de territoire, ils ne perdent rien de celui où ils s’originent. En d’autres termes, le spectateur n’est pas dupe. Il sait que le texte reste un texte lorsqu’il joue provisoirement une autre partition ; de même, pour lui l’avalanche de vapeurs, en apparence domptée par le tranchant du texte, reste un flot continu, de haut en bas. Ce spectateur-là est seulement invité à se livrer au jeu du franchissement de frontière, à accommoder son regard tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre territoire.
Si l’on compare les images-figures et les images-paysages de Cendres, on dira dans un premier temps qu’elles plongent toutes le spectateur dans une expectative majeure : où sommes-nous ? C’est une énigme qu’il n’est pas facile de résoudre. La photographe nous montre bien à chaque fois des lieux rendus uniques par des compositions, des textures et des visages particuliers, mais elle nous en dérobe en même temps, par des jeux de superpositions, de disparitions et de contrastes savants, la cohérence spatiale. Elle brouille sans cesse les pistes. Rendez-vous chez Beckett ! Cette injonction nous amène tout droit à la première qualité des motifs, leur plasticité. Cendres nous montre, comme Entre présence et absence, l’étrangeté poétique de la réalité. Inquiétante ? Toujours pas. Le rêve que nous dévoile Yveline Loiseur est léger. Simplement, tous les événements, et même toutes les temporalités peuvent y advenir.
Les figures de Cendres sont arrêtées dans des postures archaïques et paraissent tendues vers un but unique : l’immobilité. Pourtant le mouvement est partout, dans le décor (avec ses incertitudes, la variété de ses buées) et surtout dans le rythme que forment les superpositions, les réitérations formelles, les décalages et les multiples densités. Espaces et figures se confondent dans un miroitement de transparences subtiles et de lignes harmonieuses, de beaux profils, de chevelures mousseuses et de plis. À nouveau me revient la phrase d’Emmanuel Berl que j’avais à l’instant opposée aux photographies des Lits : « Qu’est-ce que cet espace truqué où je me fourvoie, de mirage en mirage ? » Dans ses jeux d’êtres féminins, Yveline Loiseur la prend en charge à travers trois images somptueusement truquées, fragments d’une unité perdue que le spectateur n’aura de cesse de chercher à reconstruire. Quant aux paysages, ils recèlent d’épais et fascinants mystères dont il nous faut impérativement comprendre les logiques afin d’y projeter notre corps.
Si l’on en revient aux photographies les plus fascinantes de la série, on est plus près du Monet de la fin que de Corajoud, de Braque que de Balthus. Face à de lourdes vapeurs ou, au contraire, immergés dans des espaces tissés de gazes légères et d’ombres discrètes, nous respirons les subtiles bouffées que l’imaginaire d’un Mallarmé, pouvait aussi bien rattacher au corps des femmes qu’aux licornes et aux paysages :
...Ton dos de licorne ou de fée,
Aile ancienne, donne-moi
L’horizon dans une bouffée.
—
Il arrive que les photographies ne racontent pas d’histoires, hormis celle de l’apparaître de leur motif. Elles n’ont rien d’autre à raconter, rien à démontrer ; elles donnent à voir, et puis c’est tout. C’est le cas des Lits, la beauté ne découle pas d’une volonté d’esthétiser la réalité parce que c’est la réalité elle-même qui est belle. Le rôle de la photographe a seulement consisté à isoler dans un lieu ordinaire (l’Hôtel-Dieu de Charlieu) la part esthétique qu’il contient, avant de la transcrire.
Au XIXe siècle la peinture s’était attelée à cette tâche avec beaucoup d’ardeur mais elle s’y est épuisée et les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont entériné la catastrophe. Les Lits reprennent en charge le travail - comme l’avaient fait jadis, maladroitement, les Pictorialistes -, virtuosité technique comprise. La virtuosité d’Yveline Loiseur l’autorise à extraire des choses les aspects les plus singuliers dans l’unique but de nous en délecter.
Avec Cendres, elle représente bien encore des motifs mais, à l’inverse du processus mimétique ordinaire, le référent n’a pas d’existence en-dehors de l’œuvre. Ce que le spectateur découvre est une sorte de champ de « pré-visible », incertain, miroitant : visible, mais quoi, et qui ? à vivre, mais où, et comment ? Au spectateur de le découvrir. Celui-ci n’échappe donc pas à la sensation d’un jeu instable, d’autant plus grisant qu’Yveline Loiseur fait reposer son entreprise sur un travail de laboratoire hardi et foisonnant - à la manière d’un peintre.
Disons-le clairement, dans Cendres et dans Les Lits, c’est l’art qui se décline.
Eric Vandecasteele, avril 2020