Toute véritable photographie - autant dire toute photographie qui nous dit quelque chose de l’essence de la photographie - comporte nécessairement pour celui qui l’a vue et la remémore une dimension obsessionnelle. Elle le poursuit comme certains portraits paraissent suivre de leur regard celui qui les contemple. Elle fait retour dans le champ du visible et marque de son sceau d’évidence et d’énigme l’apparaître lui-même.
Ouvrant à nouveau l’album qu’Yveline Loiseur avait choisi d’intituler La vie courante, je suis à nouveau arrêté par cette photographie où deux mains blanches, blanchies par le fard ou la farine, portent, littéralement, un visage d’enfant, un visage comme arraché dans ce geste à la nuit d’un arrière-plan dans lequel se fond jusqu’au buste dont jaillissent les deux bras qui semblent le retenir au bord d’un inéluctable effacement. Et peu importe si ma lecture raisonneuse et conjuratoire s’empresse de voir, au bas de l’image, dans l’indéchiffrable hiéroglyphe d’une blancheur qui déjà s’efface, la trace qu’aurait laissée sur le vêtement de l’enfant la poudre qui couvre ses deux mains ; elle ne peut empêcher que j’y pressente la menace ou l’inéluctabilité d’une disparition déjà en marche, à certains égards déjà accomplie.
Voilà bien en effet une image proprement obsédante, et qui, d’une certaine façon, pour moi, « à mes yeux », comme le dit cette banale expression à laquelle soudain cette image redonne sa pleine signification, habite, pour ne pas dire hante, l’œuvre entière de l’artiste photographe. Cette hésitation, entre la demeure de l’habiter, et l’errance de la hantise, toute photographie de Yveline Loiseur la met et la remet en branle. Dans chacune d’elle, en effet, il est question de présence et d’absence, de présence et de retrait. « Riche en mérites, mais c’est poétiquement que l’homme habite cette terre », écrivait Hölderlin. La formule est bien connue, et en vient à s’user. Une œuvre comme celle de Yveline Loiseur à sa façon lui redonne sa profondeur. La dimension poétique d’une habitation pleinement humaine du monde se déploie dans cette distance insaisissable et néanmoins fondatrice entre notre présence et notre absence, notre apparaître et notre retrait au sein même de l’apparaître.
Rien ne dit mieux ce clignotement de la présence et de l’absence, de la présence dans le retrait et du retrait dans la présence, que l’art du portrait. Comme le relève fort à propos le philosophe Jean-Luc Nancy, la langue italienne, qui le nomme ritratto, a ce génie de dire, dans le mot même qui le désigne, l’absence inhérente au portrait : « le portrait, ritratto, désigne aussi le retrait, la rétraction ou le retirement (1) ». Ce n’est pas simple goût du genre si le portrait, souvent construit, voire « posé », occupe une si grande place dans le travail d’Yveline Loiseur ; ce choix est intimement, structurellement, lié au projet photographique de l’artiste, au projet artistique de la photographe. L’ensemble de son œuvre, passée et présente, et sans doute à venir, relève de cette dimension ontologique que le portrait exalte tout particulièrement, et qu’on peut suivre comme une sorte de basse continue dans les photographies que l’artiste consacre à d’autres sujets.
La vie courante rassemblait des photographies datées des années 2002 à 2009, et abondait en portraits, notamment en portraits d’enfants. Si la conjonction énigmatique de la présence et de l’absence y atteignait une extrême intensité, elle n’est pas moins à l’œuvre dans la série de 2011 intitulée Dans les plis sinueux des vieilles capitales, ni dans l’ensemble de la même année, Le temps qu’il fera, réalisé à Trieste dans le cadre du Programme Hors les Murs de l'Institut français, ou encore dans l’ensemble Crépuscules du matin (2008-2009). L’absence cette fois ronge les lieux et les paysages. Ici, image dans l’image, deux tours d’immeubles, saisies dans l’encadrement que lui font des façades anonymes en premier plan, se retirent dans une sorte de fausse carte postale, sous un ciel bleu de circonstance. Ailleurs, dans le contrejour d’une pièce qu’enserre une vaste verrière, autour d’une table d’où se détachent dans l’ombre les miroitements du bois ciré et de quelques verres, comme abandonnés à leur solitude, cinq ombres, cinq personnages, assis ou debout, s’absentent dans leur propre ombre, rejoignant l’absentement général. Et sur cette autre photographie, il suffit de la plastique d’une série de sièges vides et de ses discrets reflets en écho pour que l’absence résonne en nous. Elle retrouve l’intensité des portraits dans la série de 2012, dont l’intitulé lui-même en fait l’aveu : dans la série Entre centre et absence, ensemble de quatorze photographies réalisées au Musée Hospitalier de Charlieu. Ces lits vides et blancs, que dissimulent à peine - plutôt les donnent-ils tout autant à voir - les rideaux mi-tirés de la même sombre blancheur, ne portent nulle trace de nul corps sur les draps impeccables : et pourtant ces corps sont bien là, pesant de tout le poids de leur absence visible.
Toute image photographique vraie, ontologiquement vraie, quel qu’en soit le sujet, dès qu’elle nous parle de ce qui est et qui nous apparaît, est un portrait. Toute photographie quoi qu’elle montre, « implique une absence essentielle contemporaine de la présence vivante de son modèle », montre et conjure à la fois un « absentement consubstantiel à l’image (2)», à toute image vraie, et fait retentir en nous l’écho de ce retrait. Voilà ce que nous dit et nous rappelle chacune des photographies que patiemment saisit et construit l’art d’Yveline Loiseur.
[1] Jean-Luc Nancy, L’Autre Portrait, Paris, Galilée, 2014, p. 15.
[2] Jean-Luc Nancy, Op. Cit., p. 19.
— Alain Kerlan, juin 2016
Ouvrant à nouveau l’album qu’Yveline Loiseur avait choisi d’intituler La vie courante, je suis à nouveau arrêté par cette photographie où deux mains blanches, blanchies par le fard ou la farine, portent, littéralement, un visage d’enfant, un visage comme arraché dans ce geste à la nuit d’un arrière-plan dans lequel se fond jusqu’au buste dont jaillissent les deux bras qui semblent le retenir au bord d’un inéluctable effacement. Et peu importe si ma lecture raisonneuse et conjuratoire s’empresse de voir, au bas de l’image, dans l’indéchiffrable hiéroglyphe d’une blancheur qui déjà s’efface, la trace qu’aurait laissée sur le vêtement de l’enfant la poudre qui couvre ses deux mains ; elle ne peut empêcher que j’y pressente la menace ou l’inéluctabilité d’une disparition déjà en marche, à certains égards déjà accomplie.
Voilà bien en effet une image proprement obsédante, et qui, d’une certaine façon, pour moi, « à mes yeux », comme le dit cette banale expression à laquelle soudain cette image redonne sa pleine signification, habite, pour ne pas dire hante, l’œuvre entière de l’artiste photographe. Cette hésitation, entre la demeure de l’habiter, et l’errance de la hantise, toute photographie de Yveline Loiseur la met et la remet en branle. Dans chacune d’elle, en effet, il est question de présence et d’absence, de présence et de retrait. « Riche en mérites, mais c’est poétiquement que l’homme habite cette terre », écrivait Hölderlin. La formule est bien connue, et en vient à s’user. Une œuvre comme celle de Yveline Loiseur à sa façon lui redonne sa profondeur. La dimension poétique d’une habitation pleinement humaine du monde se déploie dans cette distance insaisissable et néanmoins fondatrice entre notre présence et notre absence, notre apparaître et notre retrait au sein même de l’apparaître.
Rien ne dit mieux ce clignotement de la présence et de l’absence, de la présence dans le retrait et du retrait dans la présence, que l’art du portrait. Comme le relève fort à propos le philosophe Jean-Luc Nancy, la langue italienne, qui le nomme ritratto, a ce génie de dire, dans le mot même qui le désigne, l’absence inhérente au portrait : « le portrait, ritratto, désigne aussi le retrait, la rétraction ou le retirement (1) ». Ce n’est pas simple goût du genre si le portrait, souvent construit, voire « posé », occupe une si grande place dans le travail d’Yveline Loiseur ; ce choix est intimement, structurellement, lié au projet photographique de l’artiste, au projet artistique de la photographe. L’ensemble de son œuvre, passée et présente, et sans doute à venir, relève de cette dimension ontologique que le portrait exalte tout particulièrement, et qu’on peut suivre comme une sorte de basse continue dans les photographies que l’artiste consacre à d’autres sujets.
La vie courante rassemblait des photographies datées des années 2002 à 2009, et abondait en portraits, notamment en portraits d’enfants. Si la conjonction énigmatique de la présence et de l’absence y atteignait une extrême intensité, elle n’est pas moins à l’œuvre dans la série de 2011 intitulée Dans les plis sinueux des vieilles capitales, ni dans l’ensemble de la même année, Le temps qu’il fera, réalisé à Trieste dans le cadre du Programme Hors les Murs de l'Institut français, ou encore dans l’ensemble Crépuscules du matin (2008-2009). L’absence cette fois ronge les lieux et les paysages. Ici, image dans l’image, deux tours d’immeubles, saisies dans l’encadrement que lui font des façades anonymes en premier plan, se retirent dans une sorte de fausse carte postale, sous un ciel bleu de circonstance. Ailleurs, dans le contrejour d’une pièce qu’enserre une vaste verrière, autour d’une table d’où se détachent dans l’ombre les miroitements du bois ciré et de quelques verres, comme abandonnés à leur solitude, cinq ombres, cinq personnages, assis ou debout, s’absentent dans leur propre ombre, rejoignant l’absentement général. Et sur cette autre photographie, il suffit de la plastique d’une série de sièges vides et de ses discrets reflets en écho pour que l’absence résonne en nous. Elle retrouve l’intensité des portraits dans la série de 2012, dont l’intitulé lui-même en fait l’aveu : dans la série Entre centre et absence, ensemble de quatorze photographies réalisées au Musée Hospitalier de Charlieu. Ces lits vides et blancs, que dissimulent à peine - plutôt les donnent-ils tout autant à voir - les rideaux mi-tirés de la même sombre blancheur, ne portent nulle trace de nul corps sur les draps impeccables : et pourtant ces corps sont bien là, pesant de tout le poids de leur absence visible.
Toute image photographique vraie, ontologiquement vraie, quel qu’en soit le sujet, dès qu’elle nous parle de ce qui est et qui nous apparaît, est un portrait. Toute photographie quoi qu’elle montre, « implique une absence essentielle contemporaine de la présence vivante de son modèle », montre et conjure à la fois un « absentement consubstantiel à l’image (2)», à toute image vraie, et fait retentir en nous l’écho de ce retrait. Voilà ce que nous dit et nous rappelle chacune des photographies que patiemment saisit et construit l’art d’Yveline Loiseur.
[1] Jean-Luc Nancy, L’Autre Portrait, Paris, Galilée, 2014, p. 15.
[2] Jean-Luc Nancy, Op. Cit., p. 19.
— Alain Kerlan, juin 2016